Laurent COLIN
Ces dernières années, le succès des ventes aux enchères et des expositions sur l’art vietnamien ne se dément pas. Beaucoup se réjouissent de cette « redécouverte ». D’autres, en France et au Vietnam, y voient avant tout une logique commerciale et financière et s’en inquiètent. L’argent mènerait le bal aux dépends du jugement esthétique et d’une compréhension véritable de l’art vietnamien. Analysant le succès de l‘exposition au Musée Cernuschi à Paris qui a fermé ses portes au mois de mai 2025, Laurent Colin revient sur la perception actuelle de cette peinture. Une lecture personnelle d’un « amateur », qui sans être « expert » ni « historien », s’intéresse à l’art vietnamien depuis une trentaine d’années.

© CERN Paris Musées Photo : Pierre Antoine
Du 11 octobre 2024 au 4 mai 2025[1], pour célébrer le centenaire de l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine (EBAI 1925 -1945)[2], le Musée Cernuschi de la Ville de Paris a mis une nouvelle fois à l’honneur les peintres vietnamiens, ou plus précisément trois d’entre eux, qualifiés de « pionniers de l’art moderne » au Vietnam : Le Pho (1907-2001), Vu Cao Dam (1908-2000) et Mai Trung Thu (1906-1980). Cet évènement fait suite à l’exposition organisée par Cernuschi il y a 12 ans [Du Fleuve Rouge au Mékong] qui avait déjà fait la part belle à ces trois artistes – en élargissant cependant en 2012 le spectre à d’autres peintres et professeurs des premières promotions de l’Ecole des Beaux-Arts. Plus récemment, en 2021, l’exposition dédiée à Mai Trung Thu à Mâcon avait également été un franc succès. A voir les selfies ravis et les commentaires extatiques qui alimentent les pages Facebook des nombreux visiteurs de l’exposition qui vient de se terminer ou en lisant les articles peu inspirés de la presse française, on comprend que Cernuschi n’a pas pris de risques avec cette commémoration et son succès attendu, à défaut d’en apprendre beaucoup à ceux qui s’intéressent à l’art en général et à l’art vietnamien en particulier.
Cette nouvelle exposition, outre les prêts des familles des peintres parfois déjà exposés, a remis en avant beaucoup d’œuvres vues et revues, vendues et revendues par les maisons de ventes en France et à l’étranger[3] qui ont fait de ce créneau « peintres d’Indochine » leur fonds de commerce depuis une décennie avec des prix records, assez inexplicables. Il y a 26 ans, en 1998, quand la Mairie de Paris s’était intéressée à l’art du Vietnam[4], elle avait fait preuve d’un peu plus de curiosité et d’audace[5] en prenant en considération la modernité telle qu’elle s’était développée au Vietnam depuis les années 40 jusqu’au début des années 90 dans un contexte de guerres, d’isolationnisme, de contraintes, contexte qui avait paradoxalement permis, au milieu d’une production certes inégale, de faire émerger des individualités artistiques d’autant plus fortes qu’elles s’étaient affirmées à contrecourant de l’idéologie dominante en jouant, non sans risques, avec les marges. En 2024, la commissaire de l’exposition, Anne Fort, également conservatrice au Musée Cernuschi[6], a clairement inscrit son projet à la remorque des maisons de ventes, des nouveaux collectionneurs et des « musées privés »[7] qui ont massivement acheté ainsi que des familles des artistes. On a vite compris qu’il ne s’agit sans doute pas ici d’art ou de découvertes mais de légitimer une expertise, de soutenir un marché, de faire fructifier le capital de ceux qui considèrent l’art vietnamien comme un investissement, de flatter l’ego des prêteurs, et, enfin, de montrer sans surprise ce qu’on connaît et achète déjà.

Pour célébrer le centenaire de l’EBAI et ses premières promotions, Cernuschi a donc cru bon de mettre les projecteurs exclusivement sur ces trois artistes[8] qui ont quitté l’Indochine à la fin des années 30[9] … et ont donc effectué l’essentiel de leur carrière artistique en France en continuant de peindre sagement jusqu’à leur décès un Vietnam « fantasmé », « rêvé», comme se plait à répéter ventes après ventes la Gazette Drouot en mal d’inspiration, une certaine Indochine disparue depuis longtemps – et qui n’a peut-être jamais vraiment existé.
Au final, sur les 150 œuvres exposées, une quinzaine maximum sortent véritablement du lot, toutes créées alors que les artistes sont encore étudiants à Hanoi ou dans les premières années d’installation en France. Bien que de facture classique, presque anachronique si on songe à la révolution artistique qui agite l’Ecole de Paris des années 30, ces œuvres illustrent néanmoins le succès de l’entreprise pour laquelle Victor Tardieu, (unique)[10] fondateur de l’Ecole des Beaux-Arts, s’est battu et témoignent de la qualité de l’enseignement.
Notons ainsi dès l’entrée, un étonnant autoportrait de Mai Thu particulièrement précoce (il a 20 ans en 1927). Le peintre vous fixe, cigarette aux lèvres, avec une réelle présence et une vraie modernité dans l’exécution, seul cas dans l’exposition où la technique de la peinture à huile semble véritablement assimilée. Pour Le Pho, on retient parmi les premières œuvres des peintures sur soie (gouache et encre – « Autoportrait » de 1937 et « La cueillette des simples » de 1932 déjà maintes fois montrée). Pour Vu Cao Dam, qui restera dans les mémoires avant tout comme un sculpteur, on s’attarde avant tout sur les premiers bustes, dont la « Fillette annamite » particulièrement sensible – même si un profil de Ho Chi Minh joliment dessiné et quelques peintures sur soie des premières heures, parfois plus sensibles que chez Le Pho, méritent également l’attention et leur qualité n’est pas discutable.


Si l’on quitte maintenant la peinture sur soie pour regarder la peinture à huile, technique occidentale par excellence enseignée à l’Ecole, et à l’exception de l’autoportrait de Mai Thu déjà cité, on ne peut pas dire que ce que monte l’exposition témoigne d’une maitrise véritablement aboutie. Souvent figé, pâteux voire maladroit, le travail est souvent scolaire, appliqué tout au plus, daté certainement. Certes ce n’est pas « mauvais » mais il n’y a rien de véritablement exceptionnel dans ces portraits de vietnamiennes en tenues traditionnelles ou ces paysages tonkinois, y compris la monumentale « maison familiale au Tonkin » de Le Pho (1926) déménagée pour l’occasion de la Cité Internationale de Paris et qui apparait quelque peu statique[11]. En matière de peintures à huile, les générations d’artistes suivantes feront preuve d’une technique bien plus affirmée[12]. Quant à la laque enseignée à l’Ecole, le travail décoratif qui est montré de Le Pho offre une contribution bien limitée à l’héritage de la laque vietnamienne[13].
Plus généralement, on constate que, si le travail sensible de la fin des années 20 jusqu’au début des années 40 porte les promesses de vrais talents, cela se gâte très vite après l’arrivée des artistes en France. Au fil des années, la production de Le Pho « période Romanet » s’affadit et pour la « période Findley », il n’y a vraiment pas grand-chose à sauver. Pareillement, pour Vu Cao Dam, alpagué lui aussi plus tard par la galerie Findley et pour Mai Thu qui préfèrera s’allier à une galerie non américaine (Apesteguy) mais pour un résultat tout aussi faible.
Franchement, à force de voir tous les mois dans les ventes les madones évaporées de Le Pho avec leurs regards perdus, tenant dans leurs « bras spaghettis » des bambins disproportionnés, on en vient à oublier la finesse qu’on avait cru déceler dans les premières soies. Maintes fois répétées, ces « icônes » ont perdu leur mystère. Qui sont-elles ? Que pensent ces femmes désincarnées, absentes ? Pas de visages singuliers, tendus, concentrés, fatigués. C’est joliment fait, soit. Mais à force, quel ennui …Trop souvent du « sous-Foujita »[14] tout au plus. On est assez proche en cela de la peinture coloniale qui anonymise et standardise le « sujet indigène ». Il est toujours amusant de voir, dans les catalogues des ventes ou sur leurs blogs, les « experts » s’époumoner à grand coup de métaphores ampoulées, de références incohérentes et d’envolées lyriques pour essayer de donner un contenu symbolique, historique ou poétique à des œuvres répétitives d’une totale platitude.


On n’en peut plus également des maternités de Vu Cao Dam et des chevaux, des coqs, des divinités, des thèmes du Kim-Van-Kieu des années 60 et 70. Quant aux petites scénettes de Mai Thu produites en série sur la même période et qui, pour beaucoup, ont fini en illustration de cartes postales pour l’UNESCO ou en centaine de « reproductions sur soie »[15], on a encore plus du mal à être indulgent. Et quand ce même Mai Thu s’essaie à une réinterprétation des œuvres classiques sauce vietnamienne (La Joconde, Gabrielle d’Estrée et sa sœur au bain, Olympia …), on sombre dans la kitscherie.
Si Cernuschi ne nous épargne donc pas les « petits schtroumpfs dansants sous l’œil attendris de leurs grands-parents » de Mai Thu, le musée nous fait quasiment grâce des bouquets de fleurs de le Pho des années 60 (un seul « bouquet Romanet » exposé avec en regard un beau bouquet de pivoines de 1941) et seulement deux « scènes de jardins Findley » aux couleurs criardes parmi la cargaison produite dans ces années 70.
Les organisateurs de l’exposition, comme régulièrement les maisons de ventes, se plaisent à répéter que Le Pho, une fois en France, a rencontré Matisse et même Bonnard et que ces rencontres, après la découverte des peintres Primitifs et de la Renaissance en Italie, l’auraient fortement marqué et influencé. Pourquoi pas. Mais franchement, on ne voit pas bien ce qu’il en est resté. Le bouquet de fleurs reste, on le sait, en peinture un exercice périlleux et délicat qui vous classe un peintre. Face à la fragilité d’un Bonnard et à l’audace d’un Matisse, les bouquets de Le Pho sont bien fanés. Si les fleurs champêtres diffèrent[16], on a le sentiment de voir toutes les semaines en salles des ventes les mêmes bouquets terriblement datés qui continuent de trouver preneurs à des prix ridiculement élevés[17] suscitant l’incompréhension en France des vrais amateurs d’art qui ne se focalisent pas sur l’art vietnamien en particulier.

Il y a peut-être dans cet échec des années 60/70 une responsabilité des galeries[18] qui ont poussé cette production commerciale pour décorer les salles à manger des Viet Kieu de Californie. Il est aussi évident que ces trois artistes ont dû répondre aux commandes afin de subvenir aux besoins de leurs familles dans un contexte difficile. Les réserves que l’on peut émettre sur une partie de leur travail avec les galeries n’enlèvent donc rien à l’estime que l’on porte sur le parcours personnel de ces hommes[19] ainsi que sur la sincérité de leurs débuts.
Ce qui surprend néanmoins, c’est que ces trois artistes qui se sont installés en France à la fin des années 40 semblent être passés artistiquement à côté de leur époque. Leurs collègues chinois devenus parisiens eux-aussi, Zao Wou-Ki (arrivé en 1948) et Chuh Teh-Chun[20] (en 1955), n’ont cessé quant à eux de prendre des risques, de se remettre en cause en se lançant dans les tumultes de l’abstraction et les violences de la (vraie) couleur. Ils développèrent un art qui fit passerelle entre les mondes et les cultures et leur travail, désormais reconnu internationalement par les collectionneurs, fait pleinement partie de l’histoire du 20ème Siècle[21]. Mais, alors que pour la plupart des nombreux peintres d’origine étrangère de la première et de la Nouvelle Ecole de Paris, l’expérience parisienne a été synonyme d’évolution et de création, « l’exil loin du Royaume » a produit chez nos artistes vietnamiens une peinture commerciale sans enjeu qui vire vers la fin de leur carrière à la mièvrerie. Il est assez significatif de constater qu’aucune galerie parisienne de premier rang (non purement commerciale) qui ait accompagné l’art moderne dans la deuxième partie du 20è siècle ne se soit intéressée à leur travail et qu’aucun critique de référence[22] n’ait commenté leur œuvre.
Au terme de la visite, on s’aperçoit que cette exposition censée célébrer ces trois pionniers tourne très rapidement en leur défaveur. Après les premières œuvres, qui témoignent, j’insiste, d’une réelle maîtrise notamment sur la peinture sur soie et qui s’inscrivent directement dans l’enseignement reçu à l’Ecole, la nostalgie de ce « Vietnam d’Epinal », dépeint et repeint, ne suffit pas à masquer l’usure de la répétition. Le Musée Cernuschi, comme les maisons de ventes, nous parlent de « renouveau » et de « redécouverte » d’une peinture « oubliée » alors que l’exposition nous a démontré, salle après salle, que si cette peinture a été « oubliée » … c’est peut-être parce qu’elle était en grande partie « oubliable ».

On peut, encore une fois, avoir le plus grand respect pour ces trois artistes qui ont indéniablement posé les premiers jalons d’un art, sinon moderne, du moins en ligne avec le projet de Tardieu et dénoncer en même temps la concentration de l’attention sur leurs œuvres qu’opère Cernuschi au bénéfice des investisseurs/spéculateurs et des maisons de vente. Leur rendre aujourd’hui hommage donc, pourquoi pas. Mais ce qui est grave avec cette polarisation, c’est qu’on continue d’ignorer paresseusement tout ce qui va se passer pendant cinquante ans, au nord Vietnam en particulier, après le départ pour la France de Le Pho, Vu Cao Dam et Mai Truong Thu, c’est-à-dire tous ces artistes qui vont, pour les meilleurs, initier un art véritablement moderne[23] et, pour les autres, documenter, à l’appui d’une formation solide acquise à l’Ecole des Beaux-Arts, ces années de guerre et de privation, d’espoir et de désillusion. Ne voir sur cette période post-1945 que l’empreinte du « Réalisme Socialiste » témoigne du manque de curiosité voire de l’ignorance assumée qui s’exerce actuellement dans le domaine de l’« expertise » et de la « recherche » sur cette peinture.
Pour conclure, il est donc temps maintenant je pense, sinon de tourner la page, du moins de déplacer le regard, d’oublier un peu les Le Pho & Co pour s’intéresser à ce qui s’est fait entre la fin des années 50 et la fin des années 80. Au Vietnam, ce travail commence et certains chercheurs étrangers s’y attèlent[24] également. Il conviendrait désormais que les institutions comme Cernuschi les accompagnent. Il faudrait aussi que le focus actuel sur la peinture « indochinoise » ne se fasse pas aux dépends de l’« art contemporain » vietnamien qui peine à émerger, totalement délaissé par les salles des ventes et surtout par les principaux collectionneurs.
Laurent COLIN
Mai 2025
[1]Initialement prévue jusqu’au 9 mars, l’exposition a été prolongée de deux mois en raison de son succès.
[2] Si le décret du Gouverneur Général Merlin instituant l’EBAI a été signé le 27 octobre 1924, l’Ecole a officiellement ouvert ses portes en 1925 à la première promotion, ce qui explique que 2024 et 2025 ont été indifféremment choisies pour célébrer le Centenaire.
[3]En France, citons notamment Aguttes, Millon et Lynda Trouvé et à l’étranger Sotheby’s, Christie’s et Bonhams.
[4]Le « Printemps Vietnamien » organisé au Pavillon des Arts (aujourd’hui disparu) aux Halles à Paris du 20 mars au 17 mai 1998 qui avait notamment puisé au sein de collections privées hanoïennes encore intactes et malheureusement dispersées / copiées depuis.
[5]Comme pour se dédouaner de son manque d’audace, Cernuschi a installé au 1er étage du Musée, en parallèle et jusqu’au 15 décembre 2024, une sculpture laquée de l’artiste contemporaine d’origine vietnamienne Phi Phi Oanh, sculpture qui apparait un peu perdue au milieu des antiquités asiatiques.
[6]Désormais solidement arrimée à la promotion de ces peintres, Anne Fort a aussi œuvré comme commissaire de l’exposition Mai Truong Thu à Mâcon en 2021.
[7]Adossés à des familles fortunées, des « musées privés » exclusivement (e.g. Quang San à Ho Chi Minh Ville) ou partiellement (e.g. Pacifika à Bali prêteur dans l’exposition) consacrés à l’art vietnamien se sont développés ces dernières années en faisant leurs courses en salles des ventes avec souvent une approche muséale difficile à comprendre et une rigueur plus que discutable dans leur sélection.
[8]Le Thi Luu (1911-1988), qui elle aussi appartient aux premières promotions, n’est pas retenue au motif (discutable et un brin misogyne) qu’après avoir quitté l’Indochine pour la France également dans les années 30, elle cesse de peindre pour s’occuper de sa famille et ne reprend ses pinceaux que dans les années 60. On aurait pu opportunément sélectionner Nguyen Phan Chanh (1892-1984) également issu de la première promotion dont les collections françaises possèdent encore quelques œuvres importantes. Loin des travaux par trop scolaires de ses condisciples, Chanh introduit un vrai élément de modernité avec ses premières encres/peintures sur soie figurant par larges aplats de couleurs sombres de simples personnages du quotidien, bien loin du « rêve Indochinois ».
[9]Des trois, Mai Thu sera le seul à effectuer un voyage à Hanoi en 1970 en soutien à la population vietnamienne en guerre.
[10]Il faudrait une bonne fois pour toute tordre le coup à la légende urbaine qui tente ces dernières années, à force de marketing familial savamment orchestré, d’installer Nguyen Van Tho dit Nam Son (1890-1973) comme « co-fondateur » de l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine. Quelles que soient les qualités de l’homme et de l’artiste, son rôle dans l’administration et les cours préparatoires de l’Ecole ainsi que sa proximité évidente avec Tardieu et sa présence décisive au lancement de l’Ecole, rien ne justifie ce titre de « co-fondateur » (à part une vague mention après coup dans une revue semi-officielle écrite par on ne sait qui et en toute incohérence avec l’ensemble de la correspondance de Tardieu conservée à l’INHA). Mais à force de manœuvres, cette supercherie, qui ferait sans doute rougir de honte Nam Son, a été relayée parfois en connaissance de cause mais très souvent en toute bonne foi. Présenter la création de l’Ecole des Beaux-Arts, produit « positif » de la colonisation, comme le résultat d’un projet commun, d’une rencontre entre un français et un vietnamien colle en effet parfaitement avec le politiquement correct de notre époque. Sauf que d’un point de vue historique, il s’agit d’une ânerie qu’aucun vrai connaisseur ne peut cautionner et on espère que les autorités vietnamiennes ne tomberont pas dans le panneau en officialisant ce prétendu rôle à l’occasion du Centenaire de l’Ecole. Mais le fait qu’une telle invention puisse continuer à se propager au fil des années sans être fermement démentie en dit long sur le degré d’amateurisme et le niveau de la recherche dans ce domaine. Rendons grâce au Musée Cernuschi de ne pas avoir repris cette fake news dans le cadre de l’exposition.
[11]Peut-être « l’Age Heureux » (1930) de Le Pho aurait davantage convaincu mais le tableau est actuellement prêté à l’exposition de la National Gallery à Singapour « City of Others – Asian Artists in Paris 1920s-1940s » (jusqu’au 17 août 2025) dont la scénographie, bien que plus travaillée qu’à Cernuschi, peine aussi à sortir des sentiers battus et rebattus – avec cependant plusieurs œuvres exceptionnelles de Nguyen Phan Chanh et de To Ngoc Van – Les Désabusées 1932) et un spectre étendu à d’autres artistes asiatiques présents à Paris qui sauvent la visite.
[12]Par exemple, voir au Musée de Hanoi, « La petite Thuy » (1943) par Tran Van Can (1910-1994) véritable chef d’œuvre de sensibilité.
[13]Du 10 décembre 2024 au 5 mars 2025, le Musée a accroché dans sa salle peinture à l’étage, « en écho aux deux chefs d’œuvres » (sic) en laque de Le Pho présentés dans l’exposition, une laque figurant « deux panthères à l’affut » censée illustrer le « renouveau de la laque vietnamienne » (re-sic). Cette laque non signée purement décorative, probablement issue des écoles d’arts appliqués du Sud, n’a strictement aucun rapport avec ce que va créer l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine (puis du Vietnam) en matière de laques (voir les œuvres de Nguyen Gia Tri puis, entre autres, Nguyen Tien Chung, Le Quoc Loc, Sy Ngoc, Huynh Van Gam, Hoang Tich Chu, Phan Ke An, Nguyen Sang…). Parler de « renouveau » dans ce cas est sans doute un contresens. Si les matières et surtout cette technique de la laque est specifique à l’identité vietnamienne, elle était devolue à l’artisanat et c’est l’enseignement de Joseph Inguimberty et de ses élèves (Gia Tri) à l’Ecole des Beaux-Arts, qui va en faire une forme de représentation artistique à part entière avec un travail sur le dessin, les formes, les couleurs et un process de ponçage unique (donc « naissance » plus que « renouveau »). En mars 2024, Cernuschi avait rassemblé plusieurs dessins (essentiellement des dons) autour d’une (belle) soie de Nguyen Phan Chanh pour donner une image de la représentation de la « femme dans le Vietnam moderne » (sic) sans convaincre… Il serait bon que le Musée prenne vraiment le temps d’étudier la notion de « modernité » dans l’art vietnamien avant de se livrer à tout futur accrochage sur le sujet.
[14]Le Pho a croisé Foujita (1886-1968) dont les portraits d’enfants et les représentations religieuses sur sa dernière période plus commerciale (suite à sa conversion au christianisme) ne font pas oublier les nus des débuts au trait remarquable et d’une grande sensualité.
[15]Ces « reproductions sur soie » sans aucun intérêt, lithographies ou encore affiches des expositions Apesteguy, qui s’entassaient à la fin des années 80 dans les bacs de la Maison du Vietnam à Paris sans jamais trouver preneur même pour quelques francs, partent désormais pour plusieurs centaines d’euros aux enchères.
[16]Roses, dahlias, renoncules, pivoines, lys, tulipes, coquelicots, anémones, chrysanthèmes, pommiers du Japon, pavots … Tout y passe…. C’est Rungis !
[17]Le directeur d’une maison de ventes rencontré à Hanoi début décembre 2024 me confiait que même si Le Pho avait produit 2000 tableaux « Romanet / Findley », cela ne suffirait pas à assouvir la demande des nouveaux riches vietnamiens qui veulent tous leurs bouquets dans leur salon. A défaut de pouvoir acquérir une huile, les acheteurs peuvent se rabattre sur une lithographie aseptisée des années 70.
[18]Et en particulier Findley. On pense ici à la carrière d’un Bernard Buffet, incontestablement talentueux à ses débuts, et qui, sous contrat avec la galerie Maurice Garnier, se met à produire quantité de portraits de clowns tristes et des bouquets de tournesols à bailler.
[19]En 1939, Le Pho et Mai Thu se portèrent volontaires et s’engagèrent dans l’armée de leur pays d’adoption (Vu Cao Dam vient de se marier). Et on ne peut qu’être choqué de voir qu’il fallut attendre la fin des années 70 pour que leur dossier de naturalisation soit validé par la France.
[20]Interrogés sur l’éventuelle proximité entre Le Pho et Zao Wou-Ki / Chuh Teh-Chun, les fondations (suisses) des deux artistes chinois ont respectivement répondu, sur la base de leurs archives, que Zao Wou-Ki et Chuh-Teh Chun n’avaient pas fréquenté Le Pho. Ce qui a été également confirmé par leurs veuves respectives (Mme Marquet-Zao et Mme Chu Ching-Chao). Le fait qu’il n’y ait pas eu d’amitié artistique ou d’échanges entre ces artistes asiatiques prouvent combien leurs parcours et leurs choix furent différents. Les artistes chinois pleinement immergés dans leur époque ont eu des amitiés fécondes (par exemple pour Zao Wou-Ki, Soulages, Miro, Henri Michaux, de Staël, Riopelle, Hartung, Viera Da Silva…) alors que les artistes indochinois, s’ils se sont fréquentés entre eux, ne sont pas vraiment entrés dans les cercles intellectuels et artistiques de l’époque.
[21]A la vente d’avril 2021 chez Sotheby’s, alors que Mademoiselle Phuong de Mai Thu atteignait un incompréhensible prix record pour une peinture vietnamienne de 3 millions de dollars et faisait se pâmer les nouveaux collectionneurs vietnamiens … dans cette même vente, Zao Wou Ki (13.02.62) enregistrait 21 millions de dollars et Harmonie Hivernale (1986) de Chu Teh Chun partait pour 30 millions de dollars, l’échelle des valeurs était respectée.
[22]A l’exception de Waldemar Georges qui consacra notamment un catalogue en 1970 à Le Pho. Ostracisé par les artistes « cosmopolites » qu’il avait soutenus avant-guerre avant de changer de camp sous l’Occupation, Waldemar Georges n’avait sans doute à la fin de sa vie pas beaucoup de peintres à se mettre sous la dent. On notera aussi, comme le catalogue de l’exposition le relève, qu’un des premiers critiques à célébrer les peintres vietnamiens dans les années 30 est Camille Mauclair (1872- 1945) qui louent leur classicisme en opposition aux élèves étrangers de l’Ecole de Paris qui secouent le monde de l’art dans l’effervescence de l’avant-guerre. Profondément réactionnaire, virulent pourfendeur de l’art moderne (mais auteur de pages admirables sur Corot), Mauclair sombre peu de temps après lui-aussi dans la pire Collaboration.
[23]A noter que sur le site de site de la Société des Amis du Musée Cernuschi, Anne Fort a publié un article sur « La peinture vietnamienne au 20ème siècle » où sont notamment mentionnés Bui Xuan Phai, Nguyen Tu Nghiem, Duong Bich Lien et Nguyen Sang. Bien que l’article n’apporte pas grand-chose en termes d’analyse, il a le mérite d’exister – malheureusement illustré d’une pathétique rue hanoïenne « attribuée » à Bui Xuan Phai, démontrant ainsi qu’on ne sait pas très bien ici de quoi on parle.
[24]Je pense en particulier au travail de Jade Thau (Institut National d’Histoire de l’Art -InVisu/IrAsia).
